JEAN-MARIE LE PEN, LE FONDATEUR du plus grand parti d’extrême droite français, a été enterré le 11 janvier par une journée d’hiver inhabituellement ensoleillée dans la station balnéaire huppée de La Trinité-sur-Mer, où il est né en 1928.
La journée a commencé par une cérémonie dans une modeste église faite de granit typiquement breton, où la sécurité a dû repousser une poignée de skinheads qui voulaient s’inviter aux funérailles. Sans doute à-propos pour un fils de pêcheur, la journée s’est terminée par un apéritif dans un restaurant de fruits de mer sans prétention, orné de peintures représentant la vie marine locale.
Les funérailles ont été particulièrement discrètes pour cet homme qui passait pour un tumultueux épouvantail au cache-œil durant sa carrière politique. Ancien parachutiste de la guerre d’Algérie qui a minimisé l’Holocauste, Le Pen a contribué à forger ce qui allait devenir, dans sa dernière incarnation sous le nom de Rassemblement national, le parti populiste et anti-immigration le plus puissant d’Europe. Bien que de nombreuses personnes se soient rassemblées autour du cimetière pour avoir un aperçu de l’événement, seules quelques centaines de ses proches ont été officiellement invités.
Parmi les participants figuraient des membres de sa famille et des alliés qui l’ont accompagné tout au long de sa longue carrière : sa fille cadette, Marine, qui a pris la tête de ce qui s’appelait alors le Front national il y a une quinzaine d’années ; Bruno Gollnisch, l’homme qui avait longtemps espéré hériter du parti, mais qui n’a finalement pas pu rivaliser avec un membre de la famille ; et Marion Maréchal, la petite-fille chérie dont la loyauté aux idéaux de son grand-père l’a finalement poussée à quitter le parti que Marine avait rebaptisé, estimant que le Rassemblement national était devenu trop modéré.
Les festivités avaient des allures de scène finale de série, pas si éloignées de Succession. Les médias français compareraient sans doute la dynastie Arnault, qui dirige LVMH, à la famille des Roy de la série de HBO, mais ce sont les Le Pen qui ont la saga la plus complexe et la plus dramatique de France. Et c’est leur empire familial qui risque de s’effondrer, avec un outsider — Jordan Bardella, 29 ans, le président du Rassemblement national — qui s’apprête à prendre les rênes.
Marine n’a pas l’intention de se retirer de son plein gré, mais des problèmes juridiques pourraient l’y contraindre.
L’année dernière, elle et le Rassemblement national ont été accusés d’avoir participé à un système de détournement de millions d’euros de fonds du Parlement européen. Le parquet a demandé à ce que la dirigeante d’extrême droite soit immédiatement empêchée de se présenter à des fonctions publiques au cours des cinq prochaines années, ce qui inclurait la prochaine élection présidentielle prévue en 2027, un scrutin qu’elle sait avoir des chances de remporter.
Le verdict sera rendu le 31 mars et, si les juges décident de prononcer sa peine immédiatement plutôt que d’attendre la fin de la procédure d’appel, cela pourrait briser les rêves de Marine Le Pen de gravir les marches du palais de l’Elysée.
Mais l’histoire des Le Pen n’a jamais été celle d’un clan prêt à accepter la chute ; c’est celle d’une résurrection constante. Quoi qu’il arrive, il ne s’agira pas du dernier chapitre, surtout si l’on considère la popularité de son parti et du mouvement dans son ensemble.
Depuis cinq décennies, la famille a traversé des scandales médiatiques, des batailles perdues devant les tribunaux et des défaites dans les urnes, pour revenir plus forte. Et même si aucun des descendants de Jean-Marie n’accède à l’Elysée, la mission idéologique des Le Pen — normaliser l’extrême droite dans un pays hanté par son histoire de collaboration avec les nazis — a été accomplie.
“Marine Le Pen porte en elle une dimension tragique”, estime l’un des plus proches alliés de la dirigeante d’extrême droite, à qui, comme d’autres personnes citées dans cet article, l’anonymat a été accordé pour parler franchement des Le Pen et de leur avenir. “Mais, dans sa dimension tragique, elle a une baraka incroyable. Elle revient toujours.”
Normaliser l’extrême droite
Deux ans avant la naissance de Marine, Jean-Marie a fondé le Front national aux côtés d’un groupe hétéroclite de marginaux politiques et d’anciens de la collaboration avec les nazis.
Le parti faisait de la figuration lors de la première candidature de Jean-Marie à la présidentielle en 1974 et des diverses élections locales qui ont suivi, avant de faire une percée lors des européennes de 1984, obtenant 11% des voix. Deux ans plus tard, Jean-Marie et 34 autres membres du Front national ont été élus à l’Assemblée nationale.
Jean-Marie a d’abord construit son succès en faisant appel aux électeurs des classes supérieures avant de “progressivement s’ancrer chez les ouvriers”, retrace Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, grande spécialiste de l’extrême droite française. Il a réussi à attiser la xénophobie, en particulier à l’encontre des immigrés originaires d’Afrique, et a cherché à capitaliser sur les souffrances des habitants des anciennes régions minières et sidérurgiques, en prenant progressivement un tournant en faveur du protectionnisme — des décennies avant que Donald Trump, avec son mouvement Make America Great Again, n’emploie la même stratégie.
En 2002, il a atteint le sommet de sa carrière politique, en se hissant au second tour de l’élection présidentielle contre Jacques Chirac. Cette performance fit l’effet d’un choc dans le pays. Il est finalement écrasé au second tour, avec 17,8% contre 82,2% pour son adversaire.
Ce score envoyait un message important : un pays hanté par sa collaboration avec les nazis n’allait jamais accepter un homme politique condamné pour avoir tenu des propos antisémites.
“Le nom de Le Pen évoque quand même l’origine de ce parti, les recrues un peu sulfureuses, des gens qui était des négationnistes, des anciens Waffen SS, des anciens collabos”, rappelle Nonna Mayer.
Le soir de l’élection, peu de représentants du parti se sont rués sur les plateaux de télévision pour distiller leur analyse d’après-match. C’est à Marine, alors conseillère régionale de 34 ans, qu’est revenu le soin de parler au nom du parti et de la famille.
Feignant de ne pas comprendre, elle lançait : “J’entends ce soir tous les hommes politiques dans une belle unanimité venir nous dire que, grâce à eux, la République, la démocratie et la liberté ont été sauvées, mais sauvées de quoi ?”
“La République, les libertés et la démocratie n’ont jamais eu d’ennemis, et en tout cas pas chez nous”, affirmait-elle.
Cette apparition a été largement considérée comme le moment où il est devenu évident que Marine prendrait la relève de son père.
Lorsque vient le moment de dévoiler son successeur, un peu moins d’une décennie plus tard, Jean-Marie annonce de sa voix tonitruante à une foule de partisans que Marine a été élue à ce poste. La nouvelle égérie de l’extrême droite prend place sur la scène, s’incline théâtralement et embrasse chaleureusement son père.
Pourtant, Marine va s’engager dans une mission aux antipodes de l’agitateur Jean-Marie, non pas tant sur les positions du parti que sur la manière de les faire passer. Avec un tel zèle et d’une façon impitoyable — qui aurait plu à Siobhan Roy (personnage de la série Succession) —, Marine s’est battue pour laver l’image du Front national et en adoucir le ton, afin de rendre le parti et ses politiques plus acceptables pour les électeurs ordinaires.

L’étendue de sa détermination est apparue clairement en 2015, lorsque son père, alors octogénaire, a redit que les chambres à gaz nazies, à l’origine du génocide de millions de Juifs, n’étaient qu’un simple “point de détail” dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Marine n’avait pas rompu avec Jean-Marie les autres fois où il avait lancé cette même affirmation. Mais cette fois, elle a été brutale. Elle l’a exclu du parti qu’il avait fondé, l’a désavoué publiquement et, quelques années plus tard, a changé le nom du Front national en Rassemblement national pour faire disparaître toute trace de la présence de son père qui aurait pu subsister.
La stratégie de Marine a porté ses fruits dans les urnes, alors qu’une vague de droite dure a progressivement déferlé sur l’Europe, et les positions de son parti sur l’immigration et la sécurité sont devenues de plus en plus mainstream sur le continent.
Bien qu’elle soit le visage de ce qui a longtemps été l’une des familles les plus décriées de France, Marine s’est de plus en plus rapprochée d’une victoire à la présidentielle, accédant au second tour à deux reprises.
Elle a perdu, à chaque fois, face au président Emmanuel Macron, mais elle a prouvé que les électeurs de tout l’échiquier politique n’unissent plus leurs forces autant qu’autrefois pour écarter un membre des Le Pen du pouvoir, comme lorsque Jean-Marie avait affronté Jacques Chirac.
Marine a obtenu 34% des voix au second tour de la présidentielle de 2017 et 41,5% en 2022, ce qui représente une amélioration remarquable par rapport aux résultats de son père.
Certains sondages sur la prochaine élection à la magistrature suprême montrent que Marine arriverait en tête et se qualifierait pour le second tour, quels que soient les autres candidats en lice. Dans une enquête réalisée par l’Ifop, elle est même donnée vainqueure du scrutin.
“Mort politique”
Le chemin de Marine Le Pen vers l’Elysée semblait tout tracé jusqu’à ce que deux procureurs s’adressent à une salle d’audience bondée sous les lumières fluorescentes du bâtiment ultramoderne du Palais de Justice de Paris en septembre.
Louise Neyton et Nicolas Barret ont accusé le Rassemblement national et ses dirigeants d’avoir, de 2004 à 2016, mis en place un “système” dans lequel ils avaient siphonné de manière illicite des fonds du Parlement européen destinés à des assistants parlementaires européens et utilisé illégalement ces fonds pour rémunérer des employés du parti qui ne s’occupaient que rarement, voire jamais, des affaires à Bruxelles ou à Strasbourg.
Louise Neyton et Nicolas Barret ont déclaré que les accusés avaient traité le Parlement européen comme une “vache à lait”. L’institution elle-même a estimé avoir été escroquée de 4,5 millions d’euros.
Les accusés ont à plusieurs reprises clamé leur innocence, et Marine Le Pen a tenu à être présente au tribunal presque tous les jours de la procédure, affichant une attitude sereine en gage de sa bonne foi.
Mais la défense du Rassemblement national s’est en grande partie effondrée face aux preuves irréfutables présentées contre le parti. Les preuves comprenaient un texte de l’un des accusés demandant s’il pouvait être présenté au député européen pour lequel il était censé travailler, des mois après le début du contrat. Le parquet a également révélé qu’un autre accusé n’avait échangé qu’un seul SMS au cours des huit mois où il était sous contrat avec son prétendu employeur.
Au moment des réquisitions, Marine Le Pen était assise au premier rang, regardant fixement et écoutant assidûment le ministère public. Derrière elle se trouvaient ses 24 coprévenus, tous accusés d’avoir participé au système ou d’en avoir bénéficié, ainsi qu’une flopée de responsables du parti et d’élus qui s’étaient rassemblés dans la salle d’audience en signe de solidarité et de loyauté à l’égard de leur leader.
Marine Le Pen s’est finalement emportée lorsque Louise Neyton a déclaré, à propos d’un élément ne l’impliquant pas, que les preuves étaient rares, mais que cela “lui ferait trop mal” de demander l’abandon des poursuites, en raison de sa conviction profonde. Le Pen se lève et s’écrie : “C’est la première fois de ma vie que j’entends le parquet dire ‘j’ai rien à leur reprocher, mais ça me fait trop mal au cul de les relaxer’.”
Mais le plus important reste à venir.
Les deux procureurs ont demandé à un juge de prononcer des peines allant d’amendes à de lourdes peines de prison. La peine la plus sévère a été réservée à Marine Le Pen, car les procureurs l’ont accusée d’avoir bénéficié du système en tant que députée européenne et qu’elle avait supervisé son fonctionnement continu pendant ses premières années à la tête du Rassemblement national. Ils ont demandé au juge de lui infliger cinq ans de prison, dont trois avec sursis, de lui infliger une amende de 300 000 euros et de lui interdire de briguer un mandat public pendant cinq ans.
Louise Neyton et Nicolas Barret ont estimé que les faits reprochés à Marine Le Pen étaient si graves qu’ils méritaient une condamnation entrant immédiatement en vigueur, lui interdisant de fait de se présenter à l’élection présidentielle de 2027, quelles que soient ses prochaines démarches juridiques. En France, les peines sont généralement reportées jusqu’à ce que la procédure d’appel soit épuisée, ce qui peut prendre des années.
A la sortie du tribunal, après les réquisitions du ministère public, Marine Le Pen a déclaré aux journalistes que les procureurs n’avaient qu’un seul objectif en tête : “L’exclusion de Marine Le Pen de la vie politique.” Quelques jours plus tard, elle a déclaré que les procureurs souhaitaient sa “mort politique”.
Si le tribunal suit les recommandations du ministère public, Le Pen pourrait tenter de s’opposer à la décision devant une juridiction supérieure, mais devrait attendre le début du procès en appel pour contester la peine pour des raisons constitutionnelles, décrypte Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Panthéon-Assas.
“Tant que l’appel n’est pas passé, la situation sera très compliquée”, prévient-il.
Les responsables du parti sont restés très discrets sur la suite des événements pour le Rassemblement national si Marine Le Pen est mise à l’écart.
Au cours de plusieurs échanges avec POLITICO, de nombreux alliés de la triple candidate à la présidence ont insisté sur le fait que la question n’était pas abordée lors des réunions internes du parti et que Marine Le Pen semblait sereine.
Après tout, affirment-ils, empêcher Le Pen de se présenter serait un scandale démocratique que les juges n’oseraient pas provoquer. Et il est tacitement entendu que, si quelque chose devait l’empêcher de se présenter, Bardella, le président loyaliste du Rassemblement national, attend déjà en coulisses.
L’avocat de Marine Le Pen, Rodolphe Bosselut, a fait savoir à POLITICO que la défense ne ferait aucun commentaire et ne s’exprimerait pas sur le procès avant le verdict, afin de “ne pas donner l’impression d’une volonté d’interférer ou de spéculer”.
L’avenir de l’extrême droite
D’après la plupart des témoignages, Marine a particulièrement mal vécu la mort de son père, malgré leur brouille. Paris Match a publié des photos d’une Marine désemparée à bord d’un avion, probablement au moment où elle a appris la mort de Jean-Marie. (Les images ont été retirées peu de temps après en raison des réactions du Rassemblement national.)
Les proches de Marine disent que, même après une vie de batailles politiques brutales, de problèmes judiciaires et de peines personnelles, elle n’est jamais apparue plus morose qu’après la mort de son père.
Pourtant, après une période de deuil, la confiance de Marine semble inébranlable, et ce, pour de bonnes raisons.
Le Rassemblement national reste l’opposition de droite la plus importante en France. Il a obtenu 31,4% des voix lors des élections européennes de juin dernier, soit plus du double de la coalition Ensemble de Macron, arrivée en deuxième position.
Lors des législatives anticipées qui ont suivi, le parti lepéniste est devenu le groupe le plus important de l’Assemblée nationale.
Les positions adoptées par l’extrême droite il y a des années sur les questions d’immigration et de guerre culturelle sont de plus en plus mainstream. Même l’actuel Premier ministre, le centriste François Bayrou, a utilisé une expression du Rassemblement national vieille de dix ans lorsqu’il a parlé en janvier d’un “sentiment de submersion” migratoire dans certaines régions du pays.
Rien qu’au cours des trois premiers mois de cette année, les parlementaires ont proposé des mesures restreignant le droit du sol à Mayotte, interdisant aux athlètes de porter le voile pendant les événements sportifs et empêchant les immigrés sans papiers d’épouser des citoyens français. Ces trois mesures ont de bonnes chances de devenir des lois.
Et avec Bardella, le Rassemblement national dispose d’un leader télégénique — presque trop — prêt à prendre le relais de la famille Le Pen.
Que tout cela ait été discuté autour d’un verre dans ce modeste restaurant de fruits de mer breton restera sans doute un mystère pour ceux qui n’en étaient pas.
Mais la famille et les amis présents lors de cette soirée d’hiver avaient de quoi consoler une Marine en deuil quant à l’avenir des rêves des Le Pen. C’était l’occasion d’échanger des histoires, de verser des larmes et de porter un toast : si Jean-Marie est mort et si les rêves présidentiels de Marine sont peut-être sur le point d’être anéantis, le mouvement politique des Le Pen, lui, semble promis à une solide longévité.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.