PARIS — Pourquoi les autorités compétentes, alertées depuis des mois des violences subies en direct par Jean Pormanove, ne sont-elles pas intervenues avant la mort du streamer ?
Ce lundi, Raphaël Graven, alias Jean Pormanove, a été retrouvé mort dans son lit, lors d’une diffusion en direct qui durait depuis plusieurs jours.
Cet ancien militaire était depuis plusieurs années l’un des protagonistes de la chaîne JeanPormanove. Comptant plus de 160 000 abonnés, elle était hébergée par la plateforme australienne Kick — un concurrent de Twitch, proposant des vidéos en direct avec des règles de modération réputées moins strictes.
Or, plusieurs signalements avaient été réalisés ces derniers mois auprès de la justice, mais aussi du gouvernement et de l’autorité de régulation de l’audiovisuel et du numérique, l’Arcom.
Interrogée par POLITICO, Nathalie Tehio, présidente de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), estime que cette affaire interroge la réactivité des pouvoirs publics sur une situation de violences “qui était connue”.
Animée par quatre streamers, la chaîne JeanPormanove s’était en effet spécialisée dans les formats violents, dans lesquels Raphaël Graven jouait régulièrement le rôle de souffre-douleur.
Après sa mort, et malgré la suspension de la chaîne par la plateforme Kick, les extraits de ces violences ont envahi les réseaux sociaux. On le voit subir des coups, strangulations, insultes et humiliations répétées de la part de ses costreamers, connus sous les pseudos Naruto et Safine. Ces violences étaient encouragées par certains spectateurs de la chaîne, qui pouvaient effectuer des dons aux vidéastes sur Kick.
La ministre déléguée à l’Intelligence artificielle et au Numérique a dénoncé une “horreur absolue” et s’en est remise à l’enquête ouverte par le parquet de Nice en “recherche des causes de la mort” de Raphaël Graven.
De son côté, le député-streameur Denis Masséglia a demandé “l’ouverture d’une enquête permettant d’identifier d’éventuels manquements” de la part de l’Arcom, notamment “concernant la diffusion continue de contenus qui, à mon sens, auraient dû être interdits”.
La plateforme Kick a quant à elle indiqué sur X s’engager “à collaborer pleinement avec les autorités dans le cadre de ce processus”, tout en adressant ses “sincères condoléances” aux proches de Raphaël Graven.
Une première enquête en décembre
Le parquet de Nice avait pourtant ouvert une enquête le 16 décembre 2024, après la publication d’un article de Mediapart détaillant les sévices subis par Raphaël Graven et par l’un de ses compagnons de streaming, Coudoux, en situation de handicap et placé sous curatelle.
Cette enquête préliminaire, qui ne ciblait pas directement la plateforme Kick, portait sur trois chefs d’accusation : “provocation publique par un moyen de communication au public par voie électronique à la haine ou à la violence”, “violences volontaires en réunion sur personnes vulnérables” et “diffusion d’enregistrement d’images relatives à la commission d’infractions d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne”.
Les costreamers Naruto et Safine avaient ainsi été interpellés le 9 janvier, avant d’être relâchés et de reprendre leurs activités. “Tant les personnes susceptibles d’être mises en cause que celles d’être victimes contestaient la commission d’infractions”, avait alors communiqué le procureur de Nice.
“La difficulté du dossier est que les violences en question étaient présentées comme consenties et scénarisées, et que la victime n’a pas déposé plainte”, analyse l’avocat Alexandre Archambault.
Outre la justice, les autorités nationales avaient été alertées à l’époque.
Dans le cadre de son enquête, Mediapart avait en effet sollicité l’Arcom, ainsi que le cabinet de la ministre déléguée à l’Intelligence artificielle et au Numérique Clara Chappaz, sans recevoir de réponse de la part du ministère.
Sollicité par POLITICO, le cabinet de la ministre n’a pas donné suite au moment de la publication de cet article.
En février, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) avait saisi l’Arcom. Sa présidente Nathalie Tehio indique que cette saisine est “restée sans réponse”. Elle précise cependant qu’il s’agit d’un délai “courant” pour l’Arcom, dont elle estime le temps de réponse à environ six mois. “Il y a une question de moyens” pour cette institution, regrette Nathalie Tehio.
Entre les mailles du filet des autorités
C’est ainsi que la plateforme Kick semble avoir échappé au contrôle des régulateurs du numérique.
Bien que l’Union européenne ait renforcé ces dernières années sa régulation des plateformes, les autorités françaises et bruxelloises ont en effet tardé à établir le contact avec Kick, et notamment à identifier si la plateforme avait une représentation en Europe — comme le requiert le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act).
Le détail est pourtant loin d’être anodin : les marges de manœuvre de l’Arcom dépendent du pays où Kick a désigné son représentant légal. S’il est installé dans un autre Etat membre de l’Union Européenne (UE), c’est alors le régulateur de ce pays qui est chargé de superviser la plateforme.
Ce 20 août, la Commission européenne a finalement indiqué à POLITICO que Kick lui avait signalé un représentant légal à Malte. En théorie, seule La Valette peut donc enquêter sur Kick et l’enjoindre de faire le nécessaire pour modérer les contenus illicites — ou même lui infliger une amende au titre du DSA.
Dans un communiqué daté du même jour, l’Arcom a indiqué avoir “contacté ce représentant légal ainsi que le régulateur maltais […] afin d’obtenir des informations détaillées sur les moyens dédiés par le service à la modération francophone, ainsi que sur le cas spécifique de la chaîne Jeanpormanove”. Un dialogue avec Kick.com a été engagé, assure l’Arcom.
Cette désignation de représentant semble en tout cas récente. Contactée par POLITICO, l’autorité maltaise des télécommunications, la Malta Communications Authority (MCA), indique ne pas avoir en avoir été notifiée à date du 20 août.
Les conditions générales de Kick indiquent d’ailleurs que le site, d’origine australienne, est basé en Angleterre et donc sous sa juridiction, sans mention d’un représentant au sein de l’UE.
La Commission européenne ne pourra pas non plus intervenir pour réguler Kick : elle ne supervise que les très grandes plateformes (VLOP), qui comptent plus de 45 millions d’utilisateurs en Europe. Or les chiffres communiqués par la plateforme sont bien en deçà de ce seuil.
“On est sur un cas qui, malheureusement, sera amené à être de plus en plus fréquent si les pouvoirs publics n’interviennent pas et que les plateformes restent passives”, estime auprès de POLITICO le député socialiste Arthur Delaporte, qui travaille sur une proposition de loi de régulation de l’influence en ligne.
Selon la ministre déléguée Clara Chappaz, Kick avait malgré tout la “responsabilité légale de retirer les contenus manifestement illicites” dont ils auraient eu connaissance. JeanPormanove était, jusqu’à sa suppression en début de semaine, la chaîne la plus suivie sur Kick en France.
Sur les réseaux sociaux, Kick avait également utilisé des contenus mettant en scène Raphaël Graven pour promouvoir la plateforme.
Contacté par POLITICO, Kick n’a pas souhaité préciser si la chaîne de Jean Pormanove contrevenait à ses conditions d’utilisation au cours des mois passés. Ces dernières interdisent pourtant explicitement “les contenus qui représentent ou incitent à une violence abjecte, y compris les atteintes graves, la souffrance ou la mort”.
Eliza Gkritsi a contribué à cet article.