BRUXELLES — La Commission européenne a affirmé que ses règles en matière de numérique étaient sorties indemnes de l’accord commercial conclu dimanche avec les Etats-Unis.
La réglementation de l’UE qui pèse sur les géants américains de la tech constitue un gros point de désaccord entre les deux parties. L’absence de précisions dans l’accord entre la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président des Etats-Unis, Donald Trump, a permis à chacun de mettre en avant sa propre interprétation.
L’UE a affirmé que ses règles étaient préservées, mais les Etats-Unis pensent toujours qu’elles doivent être discutées.
“L’attaque [de l’UE] contre nos entreprises technologiques, ce sera mis sur la table”, a assuré à CNBC mardi le secrétaire américain au Commerce, Howard Lutnick, lorsqu’on lui a demandé si l’accord de dimanche justifiait la poursuite des négociations commerciales avec l’UE.
Cela montre que les Etats-Unis ne semblent pas vouloir renoncer à la campagne qu’ils mènent depuis des mois contre les règles de l’UE en matière de modération des contenus, de concurrence numérique et d’intelligence artificielle, malgré l’insistance de l’Union à dire que ses réglementations ne font pas l’objet de négociations dans le cadre des pourparlers sur leurs relations commerciales.
Pire encore, des parlementaires craignent que l’exécutif européen ait déjà cédé du terrain ou que les Etats-Unis se sentent en position de force après l’accord de dimanche pour continuer à critiquer le droit européen.
Aucune concession accordée
La Commission s’est empressée de souligner que la réglementation du numérique était l’un des domaines sur lesquels elle n’avait pas cédé le moindre centimètre. Des textes ont été exclus des négociations, tels que le règlement sur les services numériques (DSA) et celui sur les marchés numériques (DMA).
“Il n’y a absolument aucun engagement sur la réglementation du numérique, ni sur la fiscalité numérique”, a insisté un responsable de l’UE lundi. Il a ajouté que la défense, par la Commission, de l’autonomie de l’Union en matière de régulation n’avait pas été suffisamment reconnue.
Cela semblait être une victoire pour Bruxelles. Pendant ce temps, les Etats-Unis se sont employés à arracher des concessions sur les barrières commerciales visant le secteur du numérique à d’autres pays lors de négociations commerciales, par exemple lors de celles avec l’Indonésie.
Début juillet, Henna Virkkunen, la vice-présidente exécutive de la Commission chargée de la Souveraineté technologique, a tracé une ligne rouge, déclarant à POLITICO que le DSA, le DMA et le règlement européen sur l’intelligence artificielle “ne faisaient pas partie des négociations commerciales de notre côté”.
Un tacle cinglant de la part d’une haute responsable de l’UE, après des mois de violentes critiques aux Etats-Unis, où responsables publics, parlementaires et dirigeants de la tech ont comparé les règles européennes tantôt à de la censure (DSA), tantôt à un ciblage injuste des entreprises américaines (DMA) ou à un étouffement de l’innovation (AI Act).
Le feront-ils, le feront-ils pas ?
Mais l’accord de dimanche contient certaines formulations qui donnent aux Etats-Unis des munitions pour franchir cette ligne plus tard.
Ursula von der Leyen a admis, dans ses premières déclarations après la signature de l’accord, que les deux parties allaient continuer à “lever les obstacles non tarifaires”. Les Etats-Unis ont ensuite déclaré que les deux parties allaient “lever les obstacles non tarifaires injustifiés sur le numérique”.
Dans les jours qui ont suivi l’accord, les Etats-Unis ont commencé à saper l’affirmation de l’UE selon laquelle elle avait obtenu une victoire et préservé sa réglementation sur le numérique.
Jim Jordan, un puissant élu républicain qui a mené les attaques contre le DSA en tant que président de la commission judiciaire du Congrès américain, a glissé après une visite à Bruxelles lundi que le DSA pourrait être un “point de discussion dans les négociations commerciales en cours entre la Maison-Blanche et l’Union européenne”.
Il a promis de “prendre contact avec les gens de la Maison-Blanche” à ce sujet.
Howard Lutnick n’a pas tardé à reprendre sa suggestion mardi.
La Maison-Blanche a ouvert un second front en publiant, lundi en fin de journée, une fiche d’information dans laquelle elle affirme que l’Union européenne n’appliquera pas les “frais de réseau”. Il s’agit d’une proposition visant à mettre à contribution les plus grandes plateformes, principalement américaines, telles que Netflix et YouTube, au financement des infrastructures de télécommunications en Europe.
Le porte-parole de la Commission pour les questions de commerce extérieur, Olof Gill, a confirmé cette information aux journalistes mardi, lors d’une session mouvementée au cours de laquelle l’Union s’est efforcée de défendre son accord commercial.
“C’est exact, mais cela n’affecte pas nos règles ni notre marge de manœuvre réglementaire”, a-t-il assuré, soulignant que “nous ne renonçons pas à notre droit de réglementer de manière autonome dans le domaine numérique”.
Rester sur ses gardes
Certains craignent qu’au lieu de régler définitivement la question, Bruxelles doive continuer à rester sur ses gardes lorsqu’elle déploiera ou appliquera ses règles sur le numérique.
Henna Virkkunen a promis en juin que plusieurs enquêtes dans le cadre du DSA seraient menées à bien dans les semaines et les mois à venir, en particulier une enquête sur le réseau social X d’Elon Musk.
“Maintenant que l’accord est conclu, nous devrions nous attendre à des résultats”, anticipe Nick Reiners, analyste tech senior chez Eurasia Group. “Cela dit, la Commission sera prudente, car l’accord n’est encore que de principe.”
L’exécutif européen devra également se montrer prudent sur la question des frais de réseau dans son prochain texte sur les télécommunications, le Digital Networks Act, prévu pour décembre.
Elle a mis de côté cette proposition très controversée de frais de réseau, également connue sous le nom de “fair share”, pour un certain temps, choisissant plutôt d’explorer d’autres options réglementaires. Cet argument ne convainc pas ses opposants, pour qui la mesure changera de nom, mais reviendra à payer des frais de réseau.
Le recul de l’UE sur cette mesure ayant été révélé au grand jour, la Commission devra peut-être agir avec plus de prudence et être prête à tordre le cou à toute accusation selon laquelle elle rompt la paix commerciale en réintroduisant cette redevance en catimini.
D’autres ont une vision encore plus pessimiste.
Ils affirment que Bruxelles a cédé aux conditions de Trump, ce qui permettra aux Etats-Unis de s’en prendre encore plus durement à l’Union.
“Cela envoie le mauvais signal : si nous plions sous la pression, qu’est-ce qui empêchera Trump de s’en prendre ensuite à notre législation ?”, a alerté l’eurodéputé des Socialistes et démocrates Brando Benifei, l’un des chefs de file au Parlement sur l’AI Act, dans un communiqué.
La Commission n’a pas commenté les remarques d’Howard Lutnick avant la publication de cet article.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.