PARIS — Lui-même ne s’y attendait pas, en tout cas pas ce jour-là, selon trois sources au fait de l’affaire : reçu vendredi après-midi par Eric Lombard, ministre de l’Economie et des Finances, le PDG d’EDF, Luc Rémont, s’est vu montrer la porte.

Et sans ménagement : tombé quelques heures plus tard, le communiqué de l’Elysée annonçant la nomination, à sa place, de Bernard Fontana — actuel directeur général de Framatome, l’équipementier nucléaire d’EDF — ne contenait pas un mot pour lui.

Si la rupture est brutale, c’est que l’exécutif, lassé des retards accumulés sur la construction de six nouveaux réacteurs et de l’entêtement du PDG d’EDF, était pressé de reprendre la main.

Luc Rémont est arrivé à la tête d’EDF à la fin de l’année 2022. Une année désastreuse pour l’énergéticien, alors que de nombreuses centrales sont à l’arrêt. De minuscules fissures ont été découvertes sur la tuyauterie permettant de refroidir le cœur des réacteurs — un phénomène inattendu appelé “corrosion sous contrainte” et nécessitant de longues réparations.

Des problèmes désormais loin derrière lui : en 2024, les centrales ont retrouvé leurs couleurs, la production d’électricité de l’entreprise revenant à un excellent niveau. Signe qu’EDF va mieux, la production électrique du pays tout entier atteint un niveau jamais vu depuis 2019.

Le 21 février dernier, Luc Rémont était tout sourire pour présenter les bons résultats du groupe, première année où il présentait son bilan, basé sur son projet d’entreprise.

Sauf que ledit projet ne cadre pas avec celui de l’Etat.

Le PDG veut accompagner des constructions de réacteurs dans toute l’Europe pour mobiliser la filière, tout en vendant son électricité atomique à un prix suffisamment élevé pour rentabiliser les investissements du groupe.

L’Etat de son côté veut faire d’EDF le “bras armé” de sa stratégie énergétique et industrielle après son retour à 100% dans le giron public en 2023, et lui demande de se concentrer avant tout sur la France tout en consentant des réductions aux industriels très gourmands en électricité pour garantir leur compétitivité.

“Assez vite, [les ministres] ont perdu le contrôle sur la vision que Luc Rémont a déployé pour lui-même sur EDF. Et après, c’était fini”, analysait rétrospectivement un ex-conseiller ministériel, il y a quelques jours.

Mais si Luc Rémont a été remercié, c’est principalement en raison des retards pris dans la construction des six nouveaux réacteurs, promise par le président de la République il y a trois ans et dont la mise en service doit se faire à partir de 2038, ont confirmé plusieurs sources à POLITICO.

“La décision est mûrie depuis plusieurs mois”, explique ainsi un conseiller à Bercy, selon lequel Luc Rémont n’arrivait pas “à incarner ni à mettre en œuvre” la relance nucléaire. “Il y a un vrai désaccord sur le pilotage industriel”, résume un deuxième conseiller.

“Coup de grâce”

Le sort du PDG aurait été scellé lundi, à l’occasion du conseil de politique nucléaire, selon ces mêmes sources. Régie par le secret-défense, l’instance présidée par Emmanuel Macron, prend les principales décisions sur le nucléaire civil en comité très restreint.

Seul le Premier ministre, certains membres du gouvernement et quelques hauts fonctionnaires ont le droit d’y assister. Joël Barre, vigie de l’Etat sur la relance de l’atome, et le Haut-commissaire à l’énergie atomique Vincent Berger sont également présents.

Rassemblée autour d’une table, la crème des décideurs de la chose atomique ont dressé un bilan contrasté de la relance du nucléaire français, en présence de Luc Rémont, selon plusieurs personnes au fait des échanges. Dans la foulée, un communiqué de l’Elysée acte à demi-mot la mise sous tutelle du chantier atomique de l’entreprise par l’Etat.

Joël Barre et son équipe de la délégation interministérielle du nouveau nucléaire (Dinn) assureront un “suivi renforcé” du programme de relance, avec des rendez-vous mensuels entre EDF et la Dinn, et un rendez-vous tous les six mois avec le PDG de l’entreprise et l’Etat.

La réunion “a permis de constater qu’aucun dossier n’avançait et que cette paralysie décisionnelle mettait en risque le programme”, selon le deuxième conseiller cité plus haut. Ça a été le “coup de grâce”, abonde le premier : le président de la République était “très mécontent” de la tournure du CPN et “a tranché très vite après”.

Il y a quelques semaines, Joël Barre expliquait à POLITICO le retard pris dans le dossier à la fois par les “soubresauts de l’actualité politique” des derniers mois mais surtout par un “retard du côté EDF sur l’affermissement et la consolidation du devis et du calendrier”. Initialement attendu à la fin de l’année dernière, le devis définitif des six nouveaux réacteurs était désormais espéré par l’Etat pour la fin 2025, voire début 2026, détaillait-il.

Ce report d’un an “a été ressenti comme absolument inadmissible, d’autant plus que c’était une surprise”, détaille encore le deuxième conseiller à Bercy.

“Sur le plan industriel, deux ans ont été perdus sur la réussite concrète de l’EPR2, dont le design n’est toujours pas abouti et dont le modèle financier n’est toujours pas bouclé”, grince un bon connaisseur du dossier ayant requis l’anonymat pour pouvoir s’exprimer librement. “L’énergie de dingue consacrée [par Luc Rémont] à faire sa politique commerciale et à ne pas réguler n’a pas été consacrée à… en fait… gérer la boîte”.

“Le Conseil de politique nucléaire a été l’occasion de montrer qu’il y avait aussi beaucoup de défis qui restaient devant nous”, admettait un conseiller ministériel lors d’un point presse organisé vendredi, invoquant la nécessité pour l’Etat de “passer dans une phase nouvelle” de la relance de l’atome, “avec un profil plus industriel”.

“Il est impératif de réagir rapidement”, explique-t-on encore à Bercy.

Les ambitions européennes de Luc Rémont interrogeaient également. Le patron d’EDF, déjà engagé dans des projets au Royaume-Uni et en France, voit plus grand, et prospecte aux quatre coins du continent pour vendre ses réacteurs, de la République Tchèque à la Suède en passant par l’Italie et la Pologne. Une envie d’ailleurs qui n’est pas au goût de la Cour des comptes, qui recommandait dans un récent rapport de privilégier la France.

Ni à celui de Joël Barre. Au cours du même entretien avec POLITICO, si celui-ci convenait qu’il “faut être présent” à l’étranger, il enjoignait l’énergéticien à s’assurer que ses offres à l’export soient en “synergie avec le programme français” et compatibles avec ses ressources.

Luc Rémont, à l’occasion de la présentation des résultats d’EDF, contestait “se disperser” mais expliquait chercher à créer “la surface suffisante” pour amener la filière nucléaire européenne “au meilleur niveau de performance”.

Soutien aux industriels

C’est une autre facette de la gestion de Luc Rémont qui occupait ces derniers jours les projecteurs politico-médiatiques : les rabais réclamés par l’Etat sur le prix de l’électricité nucléaire dédiée aux industriels très gourmands en électricité, les électrointensifs.

Soumises à une forte concurrence internationale et se disant très affectées par la flambée de leurs factures énergétiques, ces entreprises issues de divers secteurs de l’industrie lourde comme l’acier ou la chimie forment la pierre angulaire du complexe industriel français. Dans l’esprit de l’exécutif, leur survie est donc primordiale pour préserver les espoirs gouvernementaux de réindustrialiser le pays, tout en le décarbonant.

Mises en service entre 1979 et 1994 et quasiment toutes amorties, les centrales nucléaires existantes soutiennent ces industriels grâce à un dispositif régulé, l’Arenh, qui doit s’éteindre à la fin de l’année.

En 2023, EDF, sous l’égide de Luc Rémont, et le gouvernement d’Elisabeth Borne engagent des discussions houleuses pour imaginer un nouveau dispositif, lors desquelles Luc Rémont menace plusieurs fois de démissionner. Avant de parvenir à un accord aux contours flous conclu mi-novembre 2023 et jamais rendu public, mais que POLITICO a pu consulter.

Le patron d’EDF, qui a auparavant dirigé la filiale française de la banque d’investissement Merrill Lynch pendant cinq ans, entend pour le post-Arenh avoir les coudées franches et obtient du gouvernement une liberté commerciale quasi-totale. En échange, l’énergéticien s’engage à signer des contrats à long terme avec ces industriels, adossé à la production nucléaire, pour un volume total de 40 térawattheures.

“L’Etat souhaitait qu’EDF ‘brade’ des offres pour garder des électrointensifs sur le territoire quand EDF cherche à gagner sa vie et à préparer ses nombreux investissements”, résumait un lobbyiste spécialisé dans la foulée de l’annonce du départ de Luc Rémont.

Mais les négociations patinent. Un an et demi après la signature de l’accord, seules dix lettres d’intention ont été signées avec des industriels pour un volume total de 12,7 térawattheures, pour seulement deux contrats paraphés.

EDF reconnaît avoir signé moins de contrats à long terme que prévu, mais y voit davantage l’effet de la baisse des prix sur le marché l’électricité, qui n’incite pas les industriels à signer.

Depuis plusieurs mois, lors de réunions dans les ministères, Luc Rémont se refuse à baisser les prix proposés par EDF pour ses contrats de long terme. “Il prétend avoir fait tous les efforts possibles pour proposer un prix ‘compétitif’”, grince une ancienne conseillère.

Au début du mois, Marc Ferracci, le ministre de l’Industrie et de l’Energie a réclamé à EDF un bilan écrit des négociations, transmis la semaine dernière, que son cabinet est en train d’examiner. “Ce bilan montre que 1% de l’objectif est atteint” pour le volet industriel de l’accord, constate simplement le cabinet.

Cette demande fait suite à l’annonce par EDF de la mise aux enchères prochaine des contrats à long terme aux plus offrants. Elle renforce les inquiétudes des industriels et réveille les responsables politiques. Anciens ministres et parlementaires mulitplient les prises de parole pour pousser EDF à revoir sa copie.

EDF fait “un bras d’honneur à l’industrie française”, s’insurgeait publiquement jeudi soir Benoît Bazin, le PDG de Saint-Gobain, un électrointensif.

“EDF n’a pas rempli sa part du contrat” pour accompagner l’industrie, pestait pour sa part l’ancien ministre Roland Lescure auprès de POLITICO.

Les industriels ont mené “une campagne” contre EDF et ses dirigeants, selon une interlocutrice au fait des échanges. Ce qui n’a pas arrangé les relations déjà tendues avec l’exécutif. Et a sûrement facilité la décision du gouvernement de débrancher Luc Rémont.

Bernard Fontana, un industriel chevronné, prendra les rênes d’EDF en avril, si sa nomination est confirmée par les parlementaires. Il aura pour principale tâche de recentrer les activités de l’entreprise autour de la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France. Et sera surveillé de près.

Pauline de Saint Remy a contribué à cet article.

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