Le petit village basque de Zubieta possède un talent improbable pour un endroit de cette taille : cette commune de 300 âmes peut faire disparaître les déchets d’un demi-million de personnes.
Chaque année, pas moins de 200 000 tonnes de déchets provenant de tout le nord-ouest de l’Espagne sont transportés par camion jusqu’à l’usine de traitement du Guipuscoa, située à la périphérie du village. Ils y sont triés et acheminés vers un incinérateur géant, qui produit suffisamment d’électricité pour alimenter 45 000 foyers.
L’usine du Guipuscoa était censée être une alternative écologique aux décharges, c’est pourtant l’inverse qui lui est reproché. Les habitants ont accusé ses propriétaires et le gouvernement régional de violer les lois environnementales de l’Union européenne et de rejeter des niveaux dangereux de pollution dans l’eau, l’air et le sol. Une procédure pénale a même été engagée.
“Le tribunal doit décider si le permis environnemental [accordé par les autorités locales] est conforme à la directive européenne sur la pollution”, explique Joseba Belaustegi Cuesta, membre du mouvement citoyen GuraSOS qui fait campagne contre l’incinérateur.
Le cas du Guipuscoa n’est pas isolé. Dans toute l’Europe, des centaines d’installations de valorisation énergétique des déchets se sont multipliées au fil des ans, sur la base de la promesse que brûler des déchets pour produire de l’électricité est meilleur pour l’environnement que de les enfouir dans une décharge.
Mais les études montrent de plus en plus que la pollution générée par ce type d’usine nuit aussi à l’environnement et à la santé des populations. L’UE, quant à elle, a massivement réduit le financement de ces projets, tandis que les municipalités continuent de rembourser la dette qu’elles ont contractée pour les financer.
Au mieux, disent les critiques, les usines de valorisation énergétique des déchets risquent de devenir des vestiges impopulaires d’une mauvaise politique de gestion des déchets. Au pire, les usines existantes, financées par la dette, pourraient devenir des “actifs échoués” qui peinent à trouver suffisamment de déchets à brûler pour assurer leur viabilité économique.
La centrale du Guipuscoa elle-même a été financée par des obligations d’une valeur de 80 millions d’euros, dont la date de remboursement est fixée à 2047. En d’autres termes, la centrale doit continuer à fonctionner pendant encore deux décennies, quel que soit le coût environnemental.
Belaustegi Cuesta se plaint que l’incinérateur importe désormais des “résidus qui ne [sont] même pas des résidus ménagers” pour s’alimenter.
Le gestionnaire d’actifs français Meridiam, principal actionnaire de l’usine du Guipuscoa, n’a pas répondu à la demande de commentaire de POLITICO.
Le problème des déchets en Europe
Quelque 500 usines de valorisation énergétique des déchets fonctionnent aujourd’hui sur le territoire de l’UE et brûlent environ un quart des déchets quotidiens de l’Europe, selon le lobby du secteur CEWEP.
Les exploitants d’usines et leurs investisseurs affirment que ces fours sont essentiels si l’Europe veut atteindre son objectif d’envoyer moins de 10% des déchets ménagers dans les décharges d’ici à 2035.
En 2022, les Européens ont produit environ 190 millions de tonnes de déchets ménagers, selon les données d’Eurostat, l’office statistique de Bruxelles.
Bien qu’elle recycle environ 40% de ses déchets, soit plus que n’importe quelle autre région, l’Union européenne continue d’en enfouir une grande partie. En 2023, plus de 50 millions de tonnes de déchets municipaux ont été mis en décharge dans l’UE, soit suffisamment pour recouvrir le centre de Paris d’une pile d’ordures de 20 mètres de haut.
La valorisation énergétique des déchets est considérée comme une alternative légèrement plus propre : environ 58 millions de tonnes ont été incinérées en 2023, dont la quasi-totalité a été utilisée pour produire de l’énergie, selon les données de l’UE. La législation européenne sur les déchets impose aux entreprises de privilégier la réutilisation et le recyclage par rapport à l’incinération et à la mise en décharge des déchets.
“L’objectif principal d’une usine de valorisation énergétique des déchets n’est pas de produire de l’énergie ; son but premier est de gérer les déchets qui ne peuvent pas être recyclés”, explique Patrick Dorvil, économiste senior au sein de la division de l’économie circulaire de la Banque européenne d’investissement.
Cependant, les avantages de la production d’électricité sont souvent ce que le lobby de la valorisation énergétique des déchets met en avant lorsqu’il fait la promotion de cette technologie.
“Avec une semaine de déchets résiduels de votre ménage, vous obtenez suffisamment de chaleur pour chauffer votre maison pendant au moins huit heures”, écrit le CEWEP dans sa brochure 2025. Le lobby affirme également qu’environ 10% du chauffage urbain en Europe provient de l’énergie produite par la combustion des déchets, et que cette technologie contribue à la production d’énergie renouvelable et à une solution de substitution aux décharges.
Des inquiétudes en matière de pollution
Mais les associations environnementales estiment que c’est une erreur de penser que la valorisation énergétique des déchets est une source d’énergie plus propre que les combustibles fossiles. Des déchets municipaux mal triés signifient souvent qu’une grande quantité de plastique issu de combustibles fossiles est brûlée, libérant ainsi du CO₂ qui réchauffe la planète.
“L’argument selon lequel l’incinération des déchets est préférable à la mise en décharge simplifie à l’extrême une question complexe. Les deux pratiques ont de graves incidences sur l’environnement et aucune ne devrait être considérée comme une solution viable à long terme”, affirme Janek Vahk, senior policy officer de Zero Waste Europe. L’ONG estime que chaque tonne de déchets municipaux brûlés libère entre 0,7 et 1,7 tonne de CO₂.
Les scientifiques, quant à eux, mettent en garde contre l’insuffisance des recherches menées sur les dangers encourus par les personnes vivant à proximité des incinérateurs. Les exploitants d’usines insistent sur le fait que des solutions technologiques et un tri adéquat permettent de maîtriser la pollution. Mais ces préoccupations ne sont pas passées inaperçues et le backlash populaire contre les incinérateurs de déchets prend de l’ampleur.
A Rome, par exemple, des dizaines de milliers de personnes ont signé une pétition pour empêcher le maire de donner son feu vert à un projet d’incinération de déchets dans le quartier de Santa Palomba. En mars dernier, des sénateurs français ont proposé d’interdire la construction de nouveaux incinérateurs de déchets dans le pays.
Les problèmes de pollution ont conduit l’UE à réduire son soutien financier aux usines de valorisation énergétique des déchets et à introduire des conditions destinées à orienter les pays européens vers le recyclage.
Au fil des ans, Bruxelles a introduit des conditions environnementales strictes que les projets doivent respecter pour bénéficier d’un financement de l’UE. Cela a considérablement réduit le montant des fonds publics alloués à l’incinération des déchets par rapport aux sommes plus importantes réservées à des projets plus écologiques, tels que les usines de recyclage.
En 2020, l’empreinte carbone de cette technologie a finalement incité Bruxelles à exclure les usines de valorisation énergétique des déchets de sa liste de projets verts éligibles. Cette liste, appelée “taxonomie de l’UE”, indique aux investisseurs ce qui constitue un investissement durable.
Pendant ce temps, les autorités locales sont coincées, affirment les ONG environnementales, car nombre d’entre elles doivent encore rembourser la dette contractée en acceptant de construire les sites. “Bon nombre de ces projets d’installation s’avéreraient obsolètes”, pointe Anelia Stefanova, responsable du secteur de la transformation énergétique pour CEE Bankwatch, puisque les pays de l’UE sont censés atteindre les objectifs de réduction et de recyclage des déchets imposés par la législation européenne.
Actifs échoués
A mesure que les pays s’orientent vers des systèmes de gestion des déchets plus écologiques, ces grands projets d’infrastructure risquent de devenir inutiles.
De nombreuses usines de valorisation énergétique des déchets ont déjà besoin de plus de déchets que ce qui est généralement disponible dans la région environnante. A Copenhague, par exemple, le tristement célèbre incinérateur de la ville en forme de piste de ski — lui-même financé par un prêt sur trente ans — importe chaque année des dizaines de milliers de tonnes de déchets de l’étranger pour alimenter ses fours.
Le Danemark a une “surcapacité dans le secteur de l’incinération pouvant aller jusqu’à 700 000” tonnes, selon son ministère du Climat et de l’Energie. Le pays prévoit déjà un budget pour couvrir les coûts des incinérateurs de déchets inutiles.
En 2020, le Danemark a mis en place un plan pour verdir le secteur des déchets, qui prévoit notamment d’allouer 200 millions de couronnes danoises (26 millions d’euros) aux municipalités pour couvrir les “coûts échoués”.
Les prêteurs, y compris la Banque européenne d’investissement (BEI), sont également tout à fait conscients que le paysage politique n’apporte plus un soutien inconditionnel à la technologie.
“Tout ce qui est financé par la BEI doit être conforme aux directives de l’UE. Nous ne sommes pas des policymakers ; nous sommes des policy takers”, souligne Patrick Dorvil, de la BEI, ajoutant qu’il y a eu de nombreux cas où la banque a refusé un financement pour des raisons financières ou environnementales.
Néanmoins, de nouvelles usines de valorisation énergétique des déchets sont en cours de construction.
“Quand il n’y a pas d’installations d’incinération, il y [a] de plus grandes décharges”, insiste Hanna Zdanowska, maire de Łódź en Pologne. La ville disposera bientôt d’une nouvelle usine de valorisation énergétique des déchets, prévue par l’entreprise française Veolia et financée par un prêt de 97 millions d’euros de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd).
Selon Hanna Zdanowska, la centrale améliorera “l’indépendance énergétique de la ville, ce qui est également très important à l’heure actuelle”.
Le Fonds de modernisation de l’UE est l’un des derniers programmes de financement qui finance encore la valorisation énergétique des déchets ; il vise à aider les Etats membres à faible revenu dans leur transition énergétique. Depuis sa création en 2021, ce fonds de 19 milliards d’euros a versé un peu moins de 2 milliards à des projets de valorisation énergétique des déchets, tous situés en République tchèque et en Pologne.
Interrogée sur le risque que le nouvel incinérateur devienne un actif échoué, Hanna Zdanowska a répondu qu’elle “aimerait beaucoup avoir un tel scénario dans lequel nous produisons vraiment moins de déchets à l’avenir”.
“Dans le futur, quand la quantité de déchets diminuera et que le recyclage augmentera, il ne restera probablement plus que quelques usines dans la région et elles ne se limiteront pas à collecter les déchets de la ville, mais étendront leur champ d’action à l’ensemble de la région.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.